S’élever au milieu des ruines, danser entre les balles
photographies de Maryam Ashrafi sur les régions kurdes d’Irak et de Syrie
S’élever au milieu des ruines, danser entre les balles
Cette exposition est le résultat d’un travail de documentation entrepris par la photographe irano-britannique Maryam Ashrafi depuis 2012 sur les luttes menées par les organisations kurdes et sur la place particulière qu’elles réservent à l’émancipation des femmes. Cette longue enquête l’a menée des montagnes perdues du massif du Qandil, à la frontière de l’Iran et de l’Irak, vers les plaines désolées du nord-est de la Syrie où le mouvement kurde tente de construire son modèle à la faveur de la guerre civile et de la lutte contre l’État islamique. Elle s’est déroulée à la confluence de plusieurs conflits, de plusieurs trajectoires militantes, qui se développent pourtant dans un espace unique, bien que mouvant, et étendu sur les territoires de quatre États.
Laissant les combats hors champ, Maryam Ashrafi a choisi de se concentrer sur la manière dont la guerre se révèle être tout à la fois une force de destruction et de transformation pour les peuples, les sociétés, les communautés et les individus qu’elle emporte dans son sillage.
Cette quête trouve son origine dans l’histoire personnelle de la photographe, née en Iran après la révolution de 1979 et pendant la guerre contre l’Irak de Saddam Hussein de parents politisés et de gauche. Appartenant au camp des perdants de la révolution, exilée en Grande- Bretagne, sa famille avait maintenu des liens étroits avec des militants kurdes iraniens également persécutés par la République islamique. Parmi eux, la jeune Maryam Ashrafi avait été attirée par la promesse d’une lutte qui pouvait se poursuivre contre l’injustice du régime que les siens avaient fui. C’est grâce à ces relations personnelles qu’elle a pu organiser un premier séjour dans les camps tenus par les groupes armés kurdes iraniens, au Kurdistan d’Irak. À travers ces premiers contacts, Maryam Ashrafi s’est ouverte à la complexité d’un monde politique kurde dans lequel elle était entrée par la porte iranienne et qu’elle allait continuer à explorer pour les années à venir, de sa diaspora européenne à ses nouveaux terrains de lutte en Syrie.
Son travail s’est poursuivi dans les rangs du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une organisation plus large et plus structurée que les groupes armés kurdes iraniens qu’elle connaissait déjà. En fréquentant leurs camps des confins montagneux de l’Irak, de l’Iran et de la Turquie, Maryam Ashrafi a découvert les conditions d’existence d’une guérilla menant une lutte armée active contre un État puissant, la Turquie, ainsi qu’une discipline militante et qu’une certaine rigidité idéologique, pratiquée à l’écart des sociétés que l’organisation prétendait émanciper. Elle s’intéresse cependant de manière plus précise au rôle des femmes dans ce mouvement qui lui paraît plus important et plus significatif que dans les groupements kurdes iraniens où elles étaient souvent rattrapées par leurs rôles traditionnels.
L’intérêt de Maryam Ashrafi pour la dimension féministe de la lutte révolutionnaire kurde s’est approfondi alors que l’ensemble du mouvement est ébranlé par l’assassinat à Paris en février 2013 dans des conditions troubles de trois de ses membres, trois femmes, dont la co-fondatrice du PKK, Sakine Cansiz. Son travail suit ensuite cette orientation de manière d’autant plus résolue que la bataille de Kobané, petite ville kurde de Syrie assiégée par les djihadistes de l’État islamique, attire les regards du monde entier sur le rôle des combattantes kurdes.
L’espace kurde syrien paraît alors à Maryam Ashrafi comme le lieu de la confrontation concrète des idées politiques prônées par le mouvement kurde avec la réalité des sociétés où il s’est implanté, notamment en matière d’émancipation des femmes. Entrant clandestinement à Kobané début 2015, vers la fin de la bataille, elle fait pour la première fois l’expérience fondatrice d’un conflit en cours et de la violence des frontières et s’interrogera dès lors sur la manière de représenter cette réalité de manière sensible, sans se fondre totalement dans les canons de la photographie de reportage.
Elle n’assiste pas aux combats mais se tourne vers les hommes et les femmes qui les mènent en documentant des instants de leur vie quotidienne, en explorant des moments d’attente, en écoutant leurs mots, leurs récits. Fréquentant celles et ceux qui font la guerre, Maryam Ashrafi ne néglige pas pour autant celles et ceux qui la subissent. Elle se plonge dans les existences des réfugiés et des déplacés jetés par les combats sur les routes de Syrie, condamnés à l’errance par un conflit qui les dépasse.
Maryam Ashrafi documente aussi, à l’arrière du front, la mise en place d’un culte des martyrs qui va jusqu’à interroger sa place de photographe dans un environnement saturé d’intentions picturales, où les portraits des morts envahissent l’espace et où les vivants reproduisent en leur hommage au cours des funérailles publiques de ceux qui sont tombés à l’ennemi, encore et encore, les mêmes gestes. Au-delà de ces rituels qui font le quotidien d’une société en guerre, d’une communauté en armes, Maryam Ashrafi tente à Kobané de saisir la traduction en actes des promesses de transformations sociales révolutionnaires formulées par le mouvement kurde, notamment du point de vue des femmes et par le prisme de la vie quotidienne.
Son travail se déroule dans un contexte médiatique dominé par une perception superficielle du rôle des femmes dans le mouvement kurde, souvent fétichisé par un regard occidental qu’elle n’entend pas partager, son point de vue étant aussi celui d’une femme née au Moyen-Orient, dans une société patriarcale. Pour elle, cette identité, plus complexe que celle de la plupart de ses confrères et consoeurs étrangers venus couvrir les luttes kurdes en Syrie et en Irak est un atout, elle crée une communauté d’expérience avec ses interlocuteurs et interlocutrices.
Allan Kaval